Le dernier bourreau de Bordeaux : la fin d’un métier maudit et d’une lignée
Son nom, les Bordelais l’ont oublié — ou peut-être ont-ils préféré l’effacer. Mais pendant plus d’un siècle, les exécutions du Parlement de Bordeaux furent menées par une famille dont la charge se transmettait de père en fils. Et le dernier d’entre eux, Jean-Baptiste Desmoulins, exerça jusqu’à la Révolution, avant que la colère du peuple ne s’abatte sur lui.
C’est l’histoire d’un homme qui maniait la hache avec précision, mais dont le destin fut tranché à son tour par l’Histoire.
⚖️ Le bras du Parlement
Sous l’Ancien Régime, Bordeaux avait son bourreau, attaché au Palais de l’Ombrière, siège du Parlement de Guyenne. Il ne dépendait ni du maire ni du prévôt, mais du roi lui-même. Sa mission : appliquer les sentences, exécuter les pendaisons, les décapitations, les bûchers et les tortures “publiques et exemplaires”.
Le poste, aussi détesté qu’indispensable, était héréditaire. Desmoulins succéda à son père vers 1775, après avoir servi comme aide-bourreau depuis son adolescence. Il habitait rue du Mirail, dans une petite maison isolée “afin de ne pas effrayer le voisinage”, note le chroniqueur Pierre Bernadau.
“On saluait le bourreau de loin, comme on salue la peste : d’un signe, sans jamais s’approcher.” — Le Viographe bordelais, 1843
Son lieu de travail se trouvait place du Pilouret — l’actuelle place Fernand-Lafargue — où s’élevaient gibet, pilori et estrade de justice.
💀 Les derniers supplices
Dans les années 1780, les affaires sanglantes jugées par le Parlement se raréfient. Mais Desmoulins exécute encore plusieurs condamnés pour crimes de sang et sacrilèges. Son dernier grand acte “officiel” date de 1788, lorsqu’il procède à la pendaison d’un soldat coupable de désertion et de vol sacrilège.
À cette époque, les Bordelais ne viennent plus aux exécutions avec la même ferveur morbide qu’autrefois. La Révolution approche, et l’on commence à juger ces spectacles d’un autre œil. Le bourreau devient un vestige d’un monde que l’on veut abolir
🔥 1790 : le jour où la foule se venge
Lorsque les premières émeutes éclatent à Bordeaux en 1790, le Palais de l’Ombrière est déjà abandonné. Mais la haine contre tout ce qui symbolise la justice royale gronde. Une foule se dirige vers la maison du bourreau, rue du Mirail. On crie :
“À mort le bourreau du roi ! Qu’il goûte à sa propre corde !”
Desmoulins tente de fuir, mais il est rattrapé sur les quais. Certains témoignages parlent d’un lynchage, d’autres d’une exécution improvisée. Aucun document ne précise sa fin, mais l’abbé O’Reilly écrit dans son Histoire complète de Bordeaux (1857) :
“Le dernier exécuteur du Parlement périt dans la tourmente révolutionnaire, victime du peuple qu’il servait malgré lui.”
Ainsi s’éteint la lignée des bourreaux bordelais.
🪚 De la hache à la guillotine
Quelques années plus tard, la justice révolutionnaire s’équipe d’un nouvel instrument : la guillotine. Installée d’abord place Dauphine (aujourd’hui place Gambetta), elle supprime le besoin d’un exécuteur “à la main sûre” : il suffit désormais d’un mécanicien.
Le poste de bourreau change de nom — on parle d’“exécuteur des jugements criminels”. Mais dans l’imaginaire bordelais, Desmoulins reste le dernier vrai bourreau : celui de l’époque du Pilouret, des bûchers et des épées.
La dernière exécution publique à Bordeaux aura lieu pour l’affaire Delafet dans les années 30.
L’histoire ici : https://vieux-bordeaux.fr/histoires-secrets/la-derniere-execution-publique-a-bordeaux-laffaire-pierre-delafet/
🏚️ La maison du bourreau
Jusqu’au XIXᵉ siècle, on montrait encore, rue du Mirail, la maison qu’aurait habitée le bourreau du Parlement. Pierre Bernadau la décrit comme “isolée et sinistre, dite maison du bourreau”, et les Bordelais la désignaient encore ainsi dans ses chroniques. Le Musée d’Aquitaine confirme cette localisation dans son exposition Justice et châtiments à Bordeaux (1995), précisant que la fonction d’exécuteur était bien rattachée à ce quartier.
Les habitants, eux, en avaient fait un lieu de superstition : on prétendait y entendre, la nuit, le bruit du filin qu’on tend ou de la hache qu’on affûte. Légende ou mémoire collective, nul ne voulait y loger.
📚 Sources
- Pierre Bernadau, Le Viographe bordelais, 1843 – Gallica / BnF
- Abbé Patrice-John O’Reilly, Histoire complète de Bordeaux, 1857 – Gallica / BnF
- Auguste Bordes, Histoire des monuments anciens et modernes de Bordeaux, 1845 – Google Books
- Archives départementales de la Gironde, Registres du Parlement de Guyenne, 1760–1790
- Musée d’Aquitaine, Justice et châtiments à Bordeaux, 1995 – musee-aquitaine-bordeaux.fr