La révolte de la gabelle (1548) : Bordeaux, ville en furie pour du sel
Il y a des jours où une ville ne respire plus, où chaque ruelle devient une artère prête à éclater. Le 21 août 1548, Bordeaux entre dans l’une de ces journées noires où tout vacille. Le ciel est peut-être bleu au-dessus de Saint-Michel, mais dans les Fossés — l’actuelle Porte-Dijeaux, tout près de Sainte-Catherine — l’air est lourd, menaçant. Les cloches de la Grosse Cloche martèlent le tocsin, les portes de la ville tremblent et, dans les campagnes alentours, des dizaines de milliers de paysans armés descendent vers la cité.
Tout cela, pour un produit que tu verses machinalement dans tes pâtes : le sel.
C’est pourtant ce grain blanc, indispensable à la conservation des aliments, que la monarchie a décidé de taxer lourdement via la gabelle. Pour l’Aquitaine, qui n’avait jamais connu cet impôt, c’est une trahison. Les édits fiscaux se succèdent, d’abord en 1541 avec un tarif de 44 livres par muid de sel — soit environ 660 € actuels — puis en 1542, ramené à 24 livres (≈ 360 €). Rien n’y fait : la colère enfle.
📜 « L’édit du 1ᵉʳ juin 1541 […] 44 livres par muid » ; « Le droit est ramené à 24 livres »
Dans les campagnes, la rumeur court que les agents du roi mélangent du sable au sel pour gonfler les profits. On s’indigne, on se rassemble, on hurle.
📜 « On se mit à crier […] que les agents du Gouvernement mêlaient du sable blanc au sel »
Le chaos devient inévitable.
⚔️ Le grondement des campagnes : 40 000 insurgés en marche
On voit alors surgir un personnage improbable, presque mythologique : Tallemagne, qui s’intronise « coronal de toute la commune de Guyenne » et prend la tête d’une armée populaire de Pitauds (les piteux, les misérables). Sur les routes de Saintonge, de l’Entre-deux-Mers et du Libournais, on le décrit avançant avec 40 000 paysans armés de faux, de piques et de bâtons ferrés.
📜 « Au nombre de quarante mille hommes, armés de faulx, de piques et de bâtons ferrés » – Histoire Complète de Bordeaux
Ils brûlent Cognac, Ruffec, Saintes, y massacrent les agents de la gabelle, et marchent vers Bordeaux comme vers un trophée. Partout massacrent les officiers de la gabelle. Au mois d’août, les Bordelais savent : la vague approche.

🔥 21 août 1548 : la ville bascule
Quand la foule atteint Bordeaux, elle ne frappe pas à la porte : elle enfonce tout. Autour de l’ancien Hôtel de Ville — aujourd’hui place Pey-Berland — le tumulte enfle. Les insurgés s’emparent de la cloche, font sonner le tocsin, poussent les portes Saint-Éloi, Sainte-Croix et celle de la Grosse Cloche. Dans les Fossés, un prêtre est tué ; les rues deviennent des couloirs de rage où on crie « Vive Guyenne ! » en arborant la croix rouge d’Angleterre, symbole des anciennes fidélités. Bordeaux passe alors une journée et une nuit d’apocalypse. On assiste à des scènes de meurtre et de pillage toute la journée et la nuit du 21 août.
Et puis vient la scène la plus insoutenable.
🩸 L’assassinat atroce de Tristan de Moneins
Pour calmer la crise, le lieutenant du roi, Tristan de Moneins, arrive de Bayonne. Il croit pouvoir parlementer. Il croit à la raison. Il s’avance à pied, sans escorte, vers les Fossés.
On connaît la suite : il est encerclé, frappé, abattu sous les coups d’une foule déchaînée. Ses officiers, réfugiés dans une chapelle, sont brûlés vifs. Le directeur de la gabelle est tué avec le prêtre qui venait de l’assister. Et le geste final, de Moneins est exécuté par la foule : saigné, écorché, dépecé, et enterré (enfin ce qu’il en reste…) saupoudré de sel.
📜 « Le cadavre de Moneins, saupoudré de sel, est promené par toute la ville » – Histoire Complète de Bordeaux
Le symbole est terrible : le sel, motif de la révolte, devient instrument de profanation.
⚔️ Le choc royal : Montmorency écrase Bordeaux
À Paris, Henri II ne tergiverse pas. Il envoie le connétable Anne de Montmorency, bras armé de la monarchie. Le 20 octobre 1548, l’armée royale entre dans Bordeaux sans résistance. L’armée royale entre à Bordeaux le 20 octobre, sans trouver de réelle résistance.

La punition est immédiate, écrasante, presque méthodique :
- suspension du parlement,
- dissolution de la jurade,
- suppression de toutes les libertés municipales,
- saisie de la Maison de Ville.
Le texte royal parle d’une privation totale, de tous privilèges, libertes, droics, actions, exemptions, immunité. La plupart étaient envoyés au Palais de l’Ombrière. Puis viennent les exécutions : entre 120 et 140 condamnations à mort, un chiffre que Bordeaux ne reverra qu’à l’époque révolutionnaire. Les commissaires prononcent de cent vingt à cent quarante condamnations capitales. Bordeaux est brisée.
🕊️ 1549 : l’amnistie… sauf pour les meurtriers
Un an plus tard, Henri II publie des lettres d’abolition. Le pardon est large, massif, politique. Mais la plume royale se crispe sur un détail : Sauf ceux qui ont tué ou violenté ses officiers (spécialement le sieur de Monneins). On peut pardonner la révolte fiscale. On ne pardonne pas le meurtre d’un représentant du roi.
📍 Les lieux bordelais qui portent encore la cicatrice
En te promenant dans le centre, tu marches littéralement sur le théâtre de 1548 :
- Place Pey-Berland : ancien Hôtel de Ville, cœur du soulèvement.
- Rue des Fossés / Porte-Dijeaux / Sainte-Catherine : scène du meurtre du prêtre et de Moneins.
- Grosse Cloche et Saint-Éloi : cloches, tocsin, portes prises d’assaut.
- Saint-Michel et Sainte-Croix : quartiers des rassemblements violents.
- Château Trompette : la forteresse où Moneins envoyait vivres et munitions avant sa mort.
À Bordeaux, chaque pierre a une mémoire longue. Ici, certaines en ont une tachée de sel.
💬 FAQ pour briller en société ✨
🧂 Pourquoi le sel a-t-il déclenché une révolte si violente ?
Parce qu’il est vital : conserver la viande, le poisson, préparer l’hiver.
Une hausse de prix revient à affamer les populations.
🌾 Pourquoi 40 000 paysans ? C’est énorme !
Le chiffre est attesté par les chroniques.
En 1548, la gironde rurale est densément peuplée — et toute la pyramide sociale dépend du sel.
⚔️ Pourquoi Bordeaux a-t-elle été punie aussi sévèrement ?
Parce qu’elle a laissé assassiner le représentant du roi.
Dans l’esprit d’Henri II, c’est un affront direct à la monarchie.
🧱 Où étaient enfermés les insurgés arrêtés ?
Dans les prisons ordinaires de la ville :
- la tour du Château de l’Ombrière (Castet)
- les geôles de l’Hôtel-de-Ville
- les prisons des portes : Grosse Cloche, Saint-Éloi
🇬🇧 Pourquoi portaient-ils la croix rouge d’Angleterre ?
Pour rappeler l’époque où Bordeaux dépendait de la couronne anglaise — symbole d’un âge d’or économique.