Tutella, la déesse gardienne oubliée du Bordeaux gallo-romain
On la devine à peine derrière les pierres disparues de l’Antiquité, et pourtant son nom résonne encore dans les archives et les autels retrouvés : Tutella, la déesse protectrice de Burdigala, ancêtre romaine de notre Bordeaux. Son histoire n’est pas celle d’un mythe inventé, mais celle d’une présence — discrète, bienveillante, gravée dans la pierre et dans la mémoire d’une cité qui l’avait choisie pour gardienne.
📜 Aux origines de la protectrice de Burdigala
Entre le IIᵉ et le IIIᵉ siècle de notre ère, Bordeaux s’appelait encore Burdigala. Cité prospère du sud-ouest de la Gaule, port marchand ouvert sur la Garonne, elle rayonnait par son commerce, son vin et son architecture monumentale. Comme toute grande ville romaine, elle avait besoin d’une divinité tutélaire — une figure qui veille, protège et incarne son destin.

Cette figure, ce fut Tutella — dont le nom vient du latin tutela, « protection ». Elle n’était pas une déesse universelle, mais une présence locale, l’esprit de la cité elle-même. Dans l’Empire romain, chaque ville avait son Genius loci, sa force protectrice ; à Burdigala, ce rôle appartenait à Tutella, la « gardienne ». On retrouve son nom sur des autels votifs découverts à Bordeaux, dont l’un est conservé aujourd’hui au Musée d’Aquitaine. L’inscription, parfaitement lisible, porte :
TUTELAE AUG(ustae) LASCIVS CANILIUS EX VOTO L.D.EX.D.D.
(À la déesse Tutella Auguste, Lascivius Canilius [a dédié cet autel] sur décret des décurions).
Autrement dit, c’est la ville elle-même — son conseil municipal, les décurions — qui rendait hommage à sa protectrice. On ne priait pas Tutella pour un amour ou une victoire ; on la remerciait pour la paix, la stabilité, la prospérité de la cité.
🌾 La déesse et son rôle
Tutella ne veillait pas sur les champs ni sur les armées, mais sur la communauté. Elle symbolisait le lien entre les habitants, le conseil municipal et l’esprit du lieu. Elle était la « conscience divine » de Burdigala, ce souffle qui assurait l’ordre et la protection des vivants comme des morts.
Son iconographie, connue par d’autres exemplaires romains, la montre portant une couronne murale — symbole des remparts — et une corne d’abondance, promesse de prospérité. Cette association du pouvoir civique et de la fertilité urbaine explique pourquoi son culte fut souvent confondu avec celui du Genius civitatis, le génie de la cité. À Bordeaux, Tutella est ainsi à la fois déesse, symbole politique et allégorie du destin de la ville.
⚖️ Une présence attestée, pas une légende inventée
Contrairement à bien des récits mythiques, le culte de Tutella à Bordeaux est historiquement attesté :
- par deux autels votifs mentionnant son nom ;
- par la toponymie ancienne (“Piliers de Tutelle”) ;
- et par les descriptions d’auteurs comme O’Reilly ou Auguste Bordes (Histoire des monuments anciens et modernes de Bordeaux, 1845).

Les inscriptions votives montrent qu’elle était honorée ex voto, souvent à la suite d’un vœu accompli ou d’un danger écarté. Peut-être des tempêtes sur la Garonne, peut-être des maladies ou des incendies. Mais aucune légende écrite ne mentionne d’épisode miraculeux ; c’est la piété civique qui prime, pas le mythe.
D’ailleurs, la présence de Tutela n’est pas propre à Bordeaux. On la retrouve dans d’autres villes où la présence était installée, et son panthéon consacré.
🏺 Les traces de pierre : les Piliers de Tutelle
Son nom s’est aussi inscrit dans l’un des plus grands monuments de Bordeaux antique : le temple de Tutelle (dont le nom est aujourd’hui perpétué par la rue des piliers de Tutelle). Érigé entre la fin du IIᵉ et le début du IIIᵉ siècle, le temple dominait le cœur de Burdigala, à l’emplacement actuel du Grand-Théâtre. L’abbé O’Reilly, dans son Histoire complète de Bordeaux (1857), le décrit comme « un des plus magnifiques monuments que le génie romain ait élevés dans les Gaules ».
L’édifice comptait 24 colonnes corinthiennes, un entablement orné de cariatides et un vaste escalier de pierre. Les archéologues modernes, comme Dany Barraud (Burdigala : bilan de deux siècles de recherches, 2004), y voient le centre du forum romain, un lieu autant civique que sacré. Était-ce un temple fermé ? Peut-être pas. Les fouilles indiquent plutôt une colonnade monumentale ouverte, symbole de prestige, dédiée à la puissance tutélaire de la ville — c’est-à-dire à Tutella elle-même.

Le monument fut détruit en 1677 sur ordre de Louis XIV, lors de l’agrandissement du Château Trompette. Mais jusqu’au XVIIIᵉ siècle encore, les Bordelais parlaient de « la maison de Tutelle », comme d’un souvenir persistant.
« Le temple érigé en l’honneur de la divinité tutélaire de la ville était toujours regardé comme un des plus magnifiques monuments que le génie romain ait élevés dans les Gaules. »
— Abbé Patrice-John O’Reilly, Histoire complète de Bordeaux, 1857
💬 FAQ pour briller en société
Q : Tutella était-elle une déesse romaine “classique” ?
R : Oui, mais sous une forme locale. Tutela existait à Rome comme personnification de la protection, mais à Bordeaux, elle prit un visage unique : celui de la cité elle-même.
Q : Peut-on voir ses traces aujourd’hui ?
R : Oui ! L’autel dédié à Tutella est exposé au Musée d’Aquitaine (section gallo-romaine). Le site des Piliers de Tutelle correspond à la Place de la Comédie, juste devant le Grand-Théâtre.
Q : Son culte a-t-il survécu après l’Empire ?
R : Non, le christianisme l’a supplanté, mais le souvenir de la “Tutelle” — au sens de protection — s’est transmis dans le langage bordelais : on retrouve le terme jusque dans les archives du XVIIᵉ siècle.
🪶 Sources & références
- Charles Robert, Étude sur quelques inscriptions antiques du Musée de Bordeaux : Le culte de Tutela, Bordeaux, 1879.
- Abbé Patrice-John O’Reilly, Histoire complète de Bordeaux, t. I-II, 1857-1858.
- Auguste Bordes, Histoire des monuments anciens et modernes de la ville de Bordeaux, 1845.
- Dany Barraud, Burdigala : bilan de deux siècles de recherches et découvertes récentes à Bordeaux, in Simulacra Romae, CNRS, 2004.
- Musée d’Aquitaine, salle 2 : “Bordeaux à l’époque gallo-romaine”.
Ainsi se referme le livre de pierre de Tutella : ni fable, ni invention, mais la trace très réelle d’une divinité que Bordeaux avait choisie pour se protéger. Et si tu passes un jour place de la Comédie, regarde bien le sol : sous les pavés, sous les siècles, la gardienne de la cité veille encore.
 
			 
							 
							